E.M. Cioran

HISTOIRE ET UTOPIE (1961)

Mécanisme de l'utopie, pp.112-114

[...] Fermé depuis cinq mille ans, le paradis fut rouvert, selon Saint-Jean Chrysostome, au moment où le Christ expirait; le larron put y pénétrer, suivi d'Adam, rapatrié enfin, et d'un nombre restreint de justes qui végétaient dans les enfers en attendant "l'heure de la rédemption".

Tout porte à croire qu'il est de nouveau verrouillé et qu'il le restera longtemps encore. Personne ne peut en forcer l'entrée: les quelques privilégiés qui en jouissent s'y sont barricadés sans doute, selon un système dont ils purent sur terre observer les merveilles.

Ce paradis a l'air d'être le vrai: au plus profond de nos abattements c'est à lui que nous songeons, c'est en lui que nous aimerions nous dissoudre. Une impulsion subite nous y pousse et nous y plonge: voulons-nous regagner, en un instant, ce que nous avons perdu depuis toujours, et réparer soudain la faute d'être nés?

Rien ne dévoile mieux le sens métaphysique de la nostalgie que l'impossibilité où elle est de coïncider avec quelque moment du temps que ce soit; aussi cherche-t-elle consolation dans un passé reculé, immémorial, réfractaire aux siècles et comme antérieur au devenir.

Le mal dont elle souffre - effet d'une rupture qui remonte aux commencements - l'empèche de projeter l'âge d'or dans l'avenir; celui qu'elle conçoit naturellement c'est l'ancien, le primordial; elle aspire, moins pour s'y délecter que pour s'y évanouir, pour y déposer le fardeau de la conscience. Si elle retourne à la source des temps, c'est pour y retrouver le paradis véritable, objet de ses regrets. Tout à l'opposé, celle dont procède le paradis d'ici-bas sera démunie de la dimension du regret précisément: nostalgie renversée, faussée et viciée, rendue vers le futur, obnubilée par le "progrès", réplique temporelle, métamorphose grimaçante du paradis originel. Contagion? automatisme? cette métamor-phose a fini par s'opérer en chacun de nous. De gré ou de force, nous misons sur l'avenir, en faisons une panacée, et, l'assimilant au surgissement d'un tout autre temps à l'intérieur du temps même, le considérons comme une durée inépuisable et pourtant achevée, comme une histoire intemporelle. Contradiction dans les termes, inhérente à l'espoir d'un règne nouveau, d'une victoire de l'insoluble au sein du devenir. Nos rèves d'un monde meilleur se fondent sur une impossibilité théorique. Quoi d'étonnant qu'il faille, pour les justifier, recourir à des paradoxes solides? [...]







some selected photos :